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Vers le milieu du XIXe siècle,

les premiers consuls anglais envoyés à Jérusalem s’aperçurent avec étonnement que les Juifs de diverses communautés, déjà nombreux dans la ville sainte, s’entretenaient souvent en hébreu quand ils se rencontraient. En un temps où l’étude sacrée était plus répandue que de nos jours, il suffisait de peu d’efforts pour communiquer dans la langue de l’étude, quitte à désigner par des gestes ou des termes étrangers des réalités inconnues de l’Antiquité. Cependant, pour être une lingua franca utilisée occasionnellement sur la place publique, l’hébreu était encore loin d’être redevenu une langue parlée. Toute une légende créée autour d’Éliézer Ben Yehouda (1858-1922) veut faire de ce personnage étonnant celui qui ressuscita l’hébreu en tant que langue parlée et le fit sortir d’une léthargie bimillénaire. S’il eut un rôle moteur indéniable, son action fut surtout le produit de la maturation des temps.

 

La résurrection de l’hébreu parlé a été datée symboliquement de l’année 1891 qui vit la création d’un Comité de la langue (Vaad ha-lashon) par Éliézer Ben Yehouda, arrivé dix ans plus tôt à Jérusalem avec le ferme projet de vivre sur la terre de ses ancêtres. Un tel projet est clairement le produit du XIXe siècle et de l’éveil des nationalités. Ben Yehouda, qui s’appelait encore Perlman, découvrit dès 1878, en Russie, que les Juifs constituaient une «nationalité», c’est-à-dire que c’était un peuple qui avait une terre et une langue. Vingt ans plus tard, Theodor Herzl se contentait de la terre et laissait de côté la langue ancestrale dont il ne voyait pas comment elle pourrait répondre aux besoins du monde moderne. Pourtant, Ben Yehouda était déjà à l’œuvre depuis plusieurs années à Jérusalem. La résurrection de l’hébreu parlé n’aurait pas été possible, sans doute, si elle n’avait été précédée d’une renaissance de l’hébreu écrit commencée un siècle plus tôt. Cette renaissance correspond à la Haskala, l’ère des lumières juive, lancée à la fin du XVIIIe siècle par le philosophe Moses Mendelssohn. Sentant pointer l’espoir de l’émancipation, il souhaitait que ses coreligionnaires abandonnent le «jargon» yiddish inesthétique aux oreilles allemandes. En attendant qu’ils apprennent l’allemand ou d’autres langues d’Europe, ils pourraient écrire dans la langue noble qui faisait partie de leur patrimoine culturel, l’hébreu. C’est ainsi que le mouvement de la Haskala, parti d’Allemagne, produisit une presse hébraïque (elle rendit même compte de la Révolution française!) et bientôt une littérature hébraïque de type moderne.

 

Plutôt que dans une Allemagne nationaliste et occupée à faire son unité, la Haskala trouva un terrain favorable dans les empires austro-hongrois et russe travaillés par le mouvement des nationalités. Les Juifs de Galicie ou de Lituanie, qui aspiraient à sortir du ghetto et à faire découvrir à leurs semblables la culture moderne, choisirent paradoxalement de recourir à l’hébreu biblique. Il s’écrivit des livres d’histoire universelle contemporaine en hébreu, et même des romans. Le plus célèbre de ces romans, L’amour de Sion, dû à Abraham Mapou (1853), raconte dans un esprit manichéen, imité d’Eugène Sue, une histoire de substitution d’enfants, de princesse et de berger dans le cadre idyllique de la Jérusalem du temps d’Isaïe. Il contribua à réveiller la nostalgie de Sion chez les élèves de yéshiva qui le lisaient en cachette, et le jeune Éliézer Perlman fut l’un de ses lecteurs.

 

Les journalistes, romanciers, historiens et géographes improvisés se heurtaient beaucoup plus que les poètes à la difficulté de maniement d’une langue peu faite pour leur temps. Ils étaient contraints d’opérer des glissements de sens ou de recourir à des périphrases parfois grotesques. Ben Yehouda est celui qui comprit avant tous l’impérieuse nécessité de combler les lacunes du vocabulaire existant afin de l’adapter à la société nouvelle.

 

Auparavant, il fallait inventorier toutes les ressources de la langue. Dès son séjour à Paris, où il était venu étudier la médecine (1878-1880), il se mit à rassembler les éléments d’un dictionnaire qui devait devenir un vaste Thesaurus de la langue hébraïque auquel il travailla toute sa vie et dont cinq volumes sur seize purent paraître avant sa mort. Surtout, il lui fallait donner, par l’exemple, la preuve que l’hébreu pouvait redevenir une langue vivante. Parler l’hébreu entre adultes érudits, comme il le fit à Paris, Alger ou Jérusalem, ne suffisait pas; il fallait que l’hébreu redevienne la langue dans laquelle des enfants prononceraient leurs premiers mots. C’est cette expérience qu’il tenta avec son premier enfant né à Jérusalem en 1882… et qui réussit.

 

L’amour de l’hébreu fut la clef de sa renaissance. C’est par lui que Ben Yehouda trouva le chemin vers les pionniers venus s’établir dans le pays à partir de 1881 et, plus encore, vers ceux de la deuxième alyah. Ces jeunes gens en rupture avec leur passé ne voulaient ni du yiddish ni d’aucune langue qui leur rappelle «l’amer exil». Au prix d’incroyables difficultés, ils choisirent d’élever leurs enfants dans la langue hébraïque, de créer des écoles primaires, puis des jardins d’enfants (dès 1898) où peu à peu toutes les matières furent enseignées en hébreu. L’anarchie linguistique qui risquait de résulter des initiatives individuelles put être enrayée par le Comité de la langue créé dès 1891 par Ben Yehouda mais qui commença véritablement à jouer son rôle régulateur du vocabulaire et de la prononciation en 1904. Il devait se transformer en Académie de la langue hébraïque en 1954.

 

À la veille de la première guerre mondiale, il y avait déjà dans la Palestine ottomane une génération d’enfants juifs qui s’exprimait naturellement en hébreu. Cependant, la concurrence des diverses langues européennes: français, allemand ou anglais, encouragées par des institutions philanthropiques juives, était grande. En 1913, une organisation juive allemande mit sur pied un projet d’établissement scientifique supérieur, le Technicum (devenu plus tard le Technion) où l’enseignement se ferait en allemand. Ce projet fut accueilli par des grèves et des manifestations de rues, tant était grand déjà l’attachement à l’hébreu.

 

En 1922, le mandat britannique reconnut une réalité en faisant de l’hébreu une des trois langues officielles du pays. Éliézer Ben Yehouda apprit la nouvelle peu avant sa mort, cette année-là. L’hébreu continua sa conquête de l’enseignement supérieur et de la recherche avec le Technion ouvert en 1924, l’Université hébraïque en 1925, le futur Institut Weizmann de Rehovot en 1934. Il se mettait aussi à l’heure de la modernité avec la radio Kol Israël, dès 1934. Depuis quelques années déjà, un slogan fleurissait dans les rues de Tel Aviv, la première nouvelle ville juive créée en 1909: «Hébreu! Parle l’hébreu». Pourtant, la brigade de jeunes volontaires défenseurs de l’hébreu avait bien du mal à se faire entendre des nouveaux immigrants russes ou polonais et plus encore des Allemands à partir de 1933. Des cours du soir furent improvisés, mais ce n’est qu’en 1949 qu’on mit au point la formule de l’oulpan, adaptée aux besoins d’une formation rapide.

 

En 1948, l’hébreu est devenu la langue officielle du seul État juif au monde. Sa résurrection est une des rares utopies du XIXe siècle qui perdure jusqu’à nos jours. Des langues régionales à travers le monde s’essaient à l’imiter mais ne retrouvent pas l’élan volontariste nécessaire qui fait de l’hébreu aujourd’hui une exception historique. Il est vrai aussi qu’aucune ne possède un aussi riche passé littéraire. L’hébreu possède aussi maintenant un riche présent littéraire puisqu’il peut ajouter à la liste des pères fondateurs venus d’Europe centrale et orientale, comme Bialik et Agnon (prix Nobel 1966), plusieurs générations d’auteurs israéliens nés dans le pays. Mais le succès porte en lui-même ses propres dangers: la langue noble a dû descendre au niveau du quotidien, voire du vulgaire; certaines «fautes» s’enracinent; l’anglais, malgré les innovations ingénieuses préconisées par l’Académie, gagne du terrain; l’hébreu littéraire se détache des sources et s’appauvrit. Sans doute la langue va-t-elle connaître sous nos yeux une évolution plus rapide qu’en plusieurs siècles. Le peuple a conservé sa langue pendant deux millénaires, à son tour l’amour de sa langue a recréé le peuple. La banalisation du «miracle» est en soi une victoire, mais il serait dommage d’oublier l’émerveillement qu’il mérite.

 

© 2001 L’Arche, le mensuel du judaïsme français (39 rue Broca, 75005 Paris).

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