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Jean-Philippe Vincent

 

La pluralité linguistique est féconde, mais parfois difficile à gérer

Le latin, une langue pour l'Europe  ?

 

Parles-tu latin, plus précisément, « loquerisne linguâ latinâ ? », c'est une question que l'Union européenne devrait se poser. Nous avons eu le Marché commun, à 6, à 9, puis à 12. Nous avons eu l'Acte unique. Nous avons, au moins pour une douzaine de pays, la monnaie unique. Nous allons voter sur un projet de Constitution pour l'Europe. L'Union européenne compte aujourd'hui 25 pays et, sans doute, bientôt davantage.3 Mais cette Europe est désincarnée, car nous n'avons pas de langue commune. Certes, la pluralité linguistique au sein d'un même pays peut être féconde (cas de la Suisse), mais elle est aussi parfois difficile à gérer (cas de la Belgique) et gageons qu'avec 25 pays et presque autant de langues la cacophonie linguistique en Europe risque de prendre des proportions inquiétantes. On ne manquera pas d'objecter que la pluralité linguistique est source de richesse. C'est vrai. Et de Gaulle avait raison de dire que Dante, Goethe et Chateaubriand auraient bien mal servi l'Europe s'ils avaient écrit dans quelque « volapük intégré ». Il ne saurait donc être question d'abolir les langues nationales pour leur substituer un sabir unique, mais, parallèlement aux langues vernaculaires actuelles, de promouvoir une langue commune, une !"#$%4 [koinê], comme disaient jadis les Grecs. Un tel projet ne manquerait pas de susciter des difficultés. Aussi bien, il convient de les aborder une à une. D'abord, il ne saurait être question de choisir une langue nationale d'un des pays de l'Union européenne. Les jalousies que cela pourrait susciter, fort compréhensibles, s'y opposent. En outre, si, par pure conjecture cette langue devait être parlée par les hommes et les femmes de 25 pays différents, il y a fort à parier qu'elle s'appauvrirait dramatiquement. C'est le sort qu'a connu le grec ancien et il y un monde entre le grec de Xénophon et le grec de 1 Ancien élève de l'ENA, directeur d'études à l'Institut d'études politiques de Paris. 2 Article paru dans Le Figaro du 3 mars 2005. 3 En 2010, l’Union compte 27 pays et 23 langues officielles. 4 &"#$% (koinê) en grec ancien désignait la «langue commune» des régions plus ou moins hellénisées du monde antique. Jean-Philippe Vincent : «Le latin, une langue pour l’Europe» 2 © www.malraux.org / 26.3.2010 la koinê, tel qu'il était pratiqué dans presque toutes les provinces de l'Empire romain au premier et au deuxième siècle après Jésus-Christ. Si ça n'est donc pas une des langues d'un des pays de l'Union qu'il convient de retenir, mais une langue tierce et qui soit liée à l'Europe, culturellement et linguistiquement, cela exclut quelque espéranto que ce soit. Il y a deux langues qui peuvent légitimement être candidates : le grec ancien et le latin. S'agissant du grec ancien, il a bien des atouts, notamment sa formidable subtilité (qui a charmé bien des grands esprits, en particulier PaulLouis Courier), mais il a le double désavantage de s'écrire dans un alphabet différent et, surtout, de n'avoir engendré qu'une langue moderne, le grec moderne. En revanche, le latin, et plus exactement son prédécesseur, l'italo-celtique, est à l'origine de presque toutes les langues parlées aujourd'hui en Europe. Mais les Européens peuvent-ils, dans un futur à déterminer, parler latin ? Deux objections, a priori insurmontables, semblent s'y opposer. D'abord, nous dira-t-on, il n'est pas possible de faire revivre une langue morte. Il y aurait beaucoup à dire sur le concept de langue morte : il y a des gens, aujourd'hui en Europe, qui parlent le latin et le lisent sans problème sans avoir pour autant l'agrégation de lettres classiques. Surtout, il y a un précédent de résurgence d'une « langue morte », c'est l'hébreu. Dès l'époque du Christ, l'hébreu était devenu une langue liturgique que ne maîtrisaient qu'une poignée de lettrés, de scribes et de prêtres. Le commun des mortels, au premier siècle de notre ère en Palestine, parlait soit l'araméen, soit le grec de la koinê, soit les deux, mais certainement pas l'hébreu classique. Cela a duré plus de dix-huit siècles et il a fallu l'impulsion d'hommes comme Renan pour que l'hébreu reprenne vie. Et aujourd'hui, l'hébreu est la langue parlée et écrite par les Juifs d'Israël. Il serait des plus intéressants d'autopsier ce « miracle », pour plagier Arthur Koestler. Il est donc possible de faire revivre une langue prétendument morte. Cependant, le latin, dira-t-on encore, est trop difficile, et de citer à l'appui les peines et les souffrances que subissent les élèves du secondaire. Cette objection ne vaut rien, car le latin n'est pas plus difficile que le français, l'allemand ou l'espagnol. La vérité est qu'on le rend difficile, parce qu'on ne l'enseigne que pour traduire des textes littéraires qui, au fur et à mesure des études, sont d'une difficulté croissante. On commence par le De viris illustribus urbis Romae de l'abbé L'Hommond, puis on aborde César, puis on passe à Pline le Jeune, puis à Cicéron, Tite-Live et Virgile, pour finir en Jean-Philippe Vincent : «Le latin, une langue pour l’Europe» 3 © www.malraux.org / 26.3.2010 terminale par Tacite et Salluste. Il est bien évident que si l'on demandait aux jeunes Européens de parler le latin comme l'écrivaient Tacite et Salluste, on irait vers une impasse. Ce serait comme si l'on exigeait des jeunes Français de parler et d'écrire comme Racine, Stendhal, Courier, Proust et Céline : de toute évidence, c'est impossible. Le latin qui était réellement parlé par le commun des mortels au premier siècle de notre ère était infiniment plus simple : on en a une idée approximative par quelques passages de Catulle, Martial, Pétrone ou d'Apulée, et surtout par les inscriptions de l'époque ou par les graffitis que l'on trouve à Pompéi et ailleurs. Pas un latin vulgaire, mais un latin humain. Il convient donc d'humaniser des humanités que l'on a longtemps déshumanisées. Et mon souhait le plus cher serait que, d'ici à trente ans, mettons, si je posais à un jeune Européen la question : « Loquerisne lingua latina ? », il puisse me répondre : « Ita, optime » (« Oui, sans problème ») 

Réponse de François Degoul 

 

              Le Figaro a publié, dans son numéro du 3 mars, un plaidoyer pour le latin comme langue de l’Europe rédigé par Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA, directeur d’études à l’Institut d’études politiques de Paris. La réponse suivante, adressée au Figaro par François Degoul, professeur agrégé de grammaire, ancien élève de l’ENS (rue d’Ulm), n’ayant pas été publiée, il nous a paru utile de lui donner l’écho qu’elle mérite.

         Professionnel des langues anciennes, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article de Jean- Philippe VINCENT paru le 3 mars 2005 sous le titre "le latin une langue pour l’Europe".

Cet article manifeste une prise de conscience réelle du problème linguistique en Europe, et nombre des ses observations témoigne d’une solide réflexion. Je regrette simplement, comme technicien des langues anciennes, un certain nombre d’erreurs obligeant à pondérer l’ensemble du propos.

Oui l’Europe trouverait un grand avantage à adopter une "langue commune" qui "sans abolir les langues nationales" (et régionales, ajouterais-je) serait utilisée "parallèlement aux langues vernaculaires actuelles".

Oui, "choisir une langue nationale d’un des pays de l’Union européenne", "il ne saurait (en) être question", car "les jalousies que cela pourrait susciter, fort compréhensibles, s’y opposent".

Oui, "faire revivre une langue morte", c’est "possible" et "il y a un précédent, c’est l’hébreu".

Oui, le latin parlé était certainement bien plus facile que celui de Tacite ou de Salluste (au demeurant nettement plus aisé que Tacite : je l’ai étudié en troisième).

Oui, d’autres auteurs offrent souvent une langue beaucoup plus accessible ; on pourrait ajouter Plaute, et je range personnellement César parmi les modèles de simplicité.

L’existence d’un manuel Assimil de latin tend d’ailleurs à conforter la thèse d’un latin pas plus difficile que le français ou l’allemand... encore que la disparition plus ou moins achevée des déclinaisons dans les langues modernes traduise un phénomène de simplification.

J’en viens maintenant aux erreurs de l’article qu’il me faut rectifier. On ne peut faire grief à l’auteur de méconnaître le nom véritable de la langue grecque commune, en fait la "Koinè". Il est plus ennuyeux en revanche de commettre une erreur de grammaire dans la langue que l’on prétend proposer, en écrivant "loquerisne lingua latina" au lieu de "loquerisne linguam latinam" ou simplement "loquerisne latine". Mais ce lapsus n’est-il pas révélateur d’un inconscient désir de simplifier le latin, d’en faire, peut-être, une sorte de "koinè", un latin simplifié qui "s’appauvrirait dramatiquement". Si l’on maintient en revanche le projet formulé de parler le vrai latin, les anciens latinistes des lycées devront se recycler.

Une autre erreur me paraît beaucoup plus conséquente : la phrase "le latin, et plus exactement son prédécesseur, l’italo-celtique, est à l’origine de presque toutes les langues parlées aujourd’hui en Europe". L’auteur de l’article confond allègrement l’italo-celtique et l’indoeuropéen.

Pour clarifier par une image commode, disons que le latin est l’un des enfants de l’italo-celtique (les autres étant l’osque, le breton, le gaulois..) et que l’italo-celtique est l’un des enfants de l’indo-européen (les autres étant le sanscrit, le grec, l’iranien, le hittite, le fonds commun slave et le fonds commun germanique).

Concrètement, viennent du latin en Europe, d’ouest en est, le portugais, l’espagnol, le catalan, l’occitan, le français, l’italien, le romanche et le roumain. Ce n’est pas si mal, mais cela représente moins de la moitié de la population européenne.

Les Allemands et Autrichiens, les Flamands, Néerlandais et Scandinaves parlent des langues germaniques vaguement cousines du latin, mais sans plus. L’anglais, langue germanique, a été en partie latinisé par les Normands. Les populations slaves de l’ex-Yougoslavie, de l’ex-Tchécoslovaquie, de Pologne, de Bulgarie, de Russie et d’Ukraine n’ont, elles aussi, qu’un vague cousinage avec le latin. Idem pour les Grecs. Idem pour les Baltes. Quand aux Hongrois ou aux Finnois c’est un autre monde... sans parler des Basques.

En gros, donc les langues issues du latin ne représentent en Europe que 180 millions d’habitants. Latin et Europe ne se recouvrent donc pas, d’autant qu’historiquement, le latin est la langue du bassin méditerranéen, Afrique du Nord et Proche-Orient compris, non la langue de l’Europe.

Au-delà de ces erreurs, je vois deux objections de fond à l’adoption du latin ; d’abord il risquerait, en infériorisant le grec... et l’est européen germano-slave, de reproduire dans l’Europe moderne le grand schisme qu’a connu la chrétienté au 11ème siècle.

Ensuite la référence à l’hébreu manque de pertinence, parce qu’entre l’hébreu et le peuple d’Israël il y a identité, ce qui n’est pas le cas entre Rome et l’Europe, je viens de le montrer. Ayant personnellement beaucoup étudié le latin, mais aussi le grec, ayant longtemps enseigné ces langues, je sais pertinemment que dans l’enseignement, et pas seulement en France, elles sont en recul quantitativement et qualitativement. C’est l’indice d’une réalité que je souligne : s’identifier à Rome, que ce soit avec le Vatican ou avec la puissance impériale de l’antiquité bientôt en rivalité avec Byzance, cela ne motive que modérément les Européens d’aujourd’hui.

Si donc l’utilité d’une langue commune est indéniable et si l’effort d’apprentissage requis par un latin même courant excède l’investissemnt auquel un Européen moyen se soumet volontiers, peut-être convient-il de reconsidérer la solution "espéranto", "exclue" a priori par l’auteur comme non européenne.

Bon connaisseur du phénomène espéranto, je puis affirmer qu’il n’est ni plus ni moins européen que le latin : né en Europe comme le latin, ayant connu l’essentiel de son développement en Europe, l’espéranto, comme le latin, a bénéficié de l’impérialisme linguistique de notre Europe pour fructifier en Chine, au Japon ou au Brésil, mais le latin aussi par le biais des missionnaires catholiques...

S’il faut choisir entre latin et espéranto, l’espéranto me semble bénéficier de trois avantages :

1) son indéniable simplicité : avec deux cents heures de formation, j’ai pris la parole dans cette langue dans un congrès international. Avec mes cinq mille heures de formation en latin, j’y parviendrais à peu près aussi bien... après entraînement complémentaire.

2) son orientation culturelle : Rome, c’est le droit romain, mais surtout la puissance impériale et le Vatican. L’espéranto, c’est une identité à l’origine européenne et qui s’ouvre à la fraternité universelle. Choisir latin ou espéranto, c’est un choix culturel et politique.

3) son utilisation effective, largement expérimentée de nos jours. Car mettre en place une réforme importante, cela suppose un stade d’expérimentation. L’expérimentation du latin comme langue de communication à l’époque moderne reste balbutiante. La réalité multiple des congrès, rencontres et échanges en espéranto, c’est un monde que je laisse à notre auteur le soin de découvrir. J’ai, dans ma vie écrit une lettre en latin, pour m’amuser, et j’ai utilisé le latin à l’oral une fois : quatre mots à un prêtre allemand. L’espéranto, je le pratique régulièrement.

En dire plus serait faire acte de propagande. C’est inutile. Utilisateur de l’espéranto cohérent avec mes convictions, je ne nie pas qu’il existe des défenseurs du latin utilisant effectivement le latin, et si l’on défend le latin, rien n’empêche de l’utiliser soi-même. Ce n’est pas mon cas.

Pour acquérir un bon niveau en latin, j’ai déjà donné, j’ai beaucoup donné, j’ai trop donné.

François DEGOUL

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